la chienlit laissez-fairiste
la chienlit laissez-fairiste
Suite à la parution de son livre ‘La Mondialisation, la Destruction des emplois et de la croissance’ (éditions Clément Juglar, 647 pages), Charles Mathieu de la revue « Une certaine Idée » a eu la chance d’avoir un entretien avec Maurice ALLAIS.
Extrait suivi d’une présentation de Maurice ALLAIS Prix Nobel d ‘économie en 1988.
Extrait qui expose les idées d’un homme, prix Nobel d’économie en 1988 pour ses contributions à la théorie des marchés et à l'utilisation efficace des ressources, Maître dont un élève, Gérard Debreu, sera aussi prix Nobel d’économie en 1983 pour ses travaux sur l’équilibre général. La théorie de l'équilibre général est une branche de la microéconomie qui cherche à expliquer comment se fixe le niveau de production et de consommation des biens et les prix dans une économie.
Extrait de l’entretien:
Ch. M. : La mondialisation serait donc la source de tous les maux ?
M. A. : En effet, une mondialisation généralisée des échanges entre des pays caractérisés par des niveaux de salaires très différents aux cours des changes, ne peut qu’entraîner, finalement partout, dans les pays développés comme dans les pays sous-développés, chômage, réduction de la croissance, inégalités, misères de toutes sortes. Une telle mondialisation n’est ni inévitable, ni nécessaire, ni souhaitable.
Ch. M. : En fin de compte, est-ce que le responsable ne serait pas le libéralisme, notamment parce que cette idéologie tend à saper les indispensables facteurs de régulation que sont les États ?
M. A. : En fait, deux doctrines apparaissent comme également erronées. La première, c’est que seule est compatible avec les principes essentiels du libéralisme une abstention systématique de l’État de toute intervention ; la seconde, c’est que les fins du socialisme ne peuvent être atteintes que dans le cadre d’un dirigisme étatique, collectiviste, et autoritaire. On a pu constater l’échec de la seconde doctrine mais la première repose également sur une confusion. Elle conclut, en effet, de la nécessité de laisser l’individu libre de ses décisions à la nécessité de ne pas intervenir dans le cadre institutionnel dans lequel il agit. Elle identifie la liberté à l’anarchie.
En réalité, ce qui est en cause, ce sont des conceptions erronées qui opèrent une confusion entre le libéralisme bien compris et le laissez-fairisme. Cette confusion est un des plus grands dangers de notre temps. On prétend aujourd’hui qu’on peut fonder un nouvel ordre mondial sur une totale libération des mouvements des marchandises, des capitaux et, à la limite, des personnes. On soutient qu’un fonctionnement libre des marchés entraînerait nécessairement la prospérité pour chaque pays et pour chaque groupe social dans un monde libéré de ses frontières économiques. À vrai dire, l’ordre nouveau qui nous est ainsi proposé n’est en substance que laissez-fairisme, et il est dépourvu de toute régulation réelle.
Cette évolution s’est produite sous l’influence de plus en plus dominante des sociétés multinationales américaines, puis, à leur suite, des sociétés multinationales du monde entier. Ces sociétés multinationales disposent d’énormes moyens financiers et elles échappent à tout contrôle. Elles exercent de fait un pouvoir politique exorbitant. Au nom d’un pseudo-libéralisme, et par la multiplication des déréglementations, s’installe peu à peu une espèce de chienlit mondialiste : le laissez-fairisme.
Mais c’est oublier que l’économie de marché n’est qu’un instrument et qu’elle ne saurait être dissociée de son contexte institutionnel et politique, c’est-à-dire des États et des nations. Il ne saurait être d’économie de marché efficace si elle ne prend pas place dans un cadre institutionnel et politique, et une société libérale n’est pas et ne saurait être une société laxiste et anarchique. Une mondialisation précipitée et anarchique, résultant des perversions laissez-fairistes d’un prétendu libéralisme, ne peut qu’engendrer partout instabilité et désordre. L’économie de marché n’est qu’un instrument et elle ne saurait être dissociée de son contexte politique. Il ne saurait être d’économie de marché efficace si elle ne prend pas place dans un cadre institutionnel approprié.
Ch. M. : Mais l’Organisation mondiale du commerce (OMC) ne se donne-t-elle pas pour but de fixer des règles au commerce international et de jouer le rôle de régulateur qu’ont toujours joué les États ?
M. A. : Tous les traités relatifs à l’économie internationale depuis l’accord général sur les tarifs douaniers, en 1947, jusqu’à l’organisation du commerce international ont été viciés à leur base par une proposition enseignée et admise sans discussion dans les universités américaines et à leur suite dans les universités du monde entier : le fonctionnement libre et spontané des marchés conduit à une allocation optimale des ressources. Cette nouvelle idéologie du laissez-fairisme mondialiste est totalement erronée et la libéralisation totale des échanges à l’échelle mondiale, objectif affirmé de l’OMC, doit être considérée à la fois comme irréalisable, comme nuisible et comme non souhaitable.
L’OMC a adopté le nouveau credo, indiscuté dans toutes les grandes organisations internationales de ces deux dernières décennies, qu’il s’agisse de la Banque mondiale, du Fonds monétaire international ou de l’Organisation de coopération et de développement économique. C’est le credo d’un libre-échangisme mondial impliquant la disparition de tout obstacle aux libres mouvements des marchandises, des services et des capitaux. Dans ces conditions, je ne vois pas comment l’OMC pourrait jouer un rôle positif, si elle ne change pas de doctrine.
Il faut de toute nécessité remettre en cause et repenser les principes des politiques mondialistes mises en œuvre par les institutions internationales, tout particulièrement par l’Organisation mondiale du commerce.
Ch. M. : Précisément, l’OMC a subi un premier camouflet lors de la conférence de Seattle, en décembre 1999. Il semble que les États et les opinions publiques expriment de plus en plus leur méfiance vis-à-vis de l’idéologie mondialiste qui vise à la globalisation. Cela ne pose-t-il pas la question de l’avenir de la libéralisation des échanges ?
M. A. : En réalité, la libéralisation des échanges n’est possible, n’est avantageuse, n’est souhaitable que dans le cadre d’ensembles régionaux économiquement et politiquement associés, chaque association régionale se protégeant raisonnablement vis-à-vis des autres.
Ch. M. : Ne craignez-vous pas d’être taxé de protectionnisme ?
M. A. : Le choix n’est pas entre l’absence de toute protection et un protectionnisme isolant totalement l’économie de l’extérieur. Il est dans la recherche d’un système qui puisse permettre de bénéficier d’une concurrence effective et des avantages de nombreux échanges avec l’extérieur, mais qui puisse également protéger l’économie d’une communauté contre tous les désordres et les dysfonctionnements qui caractérisent l’économie mondiale.
À cet égard, la politique commerciale de l’Union européenne repose sur une interprétation erronée du fonctionnement de l’économie de marché, à savoir que la suppression de tout obstacle tarifaire ou quantitatif aux échanges internationaux serait une condition de la réalisation d’une situation plus avantageuse pour tous les pays et tous les groupes sociaux.
Par manque de réflexion, les rédacteurs du traité de Rome et leurs successeurs ont totalement méconnu les effets pervers et indésirables d’une totale ouverture des frontières dans la perspective mondialiste.
En fait, la libéralisation totale des échanges n’est possible que dans le cadre d’ensembles régionaux de développement économique et social comparable, tout en assurant un marché suffisamment large pour que la concurrence puisse s’y développer de façon efficace et bénéfique. Chaque organisation régionale doit pouvoir mettre en place une protection raisonnable vis-à-vis de l’extérieur pour éviter les distorsions indues de concurrence et les effets pervers des perturbations extérieures, et pour rendre impossibles des spécialisations indésirables et inutilement génératrices de déséquilibres et de chômage, tout à fait contraires à la réalisation d’une situation d’efficacité maximale à l’échelle mondiale, associée à une répartition internationale des revenus communément acceptable.
Ch. M. :Toutefois, la constitution de tels ensembles ne semble pas de nature à contrebalancer la vision unipolaire de la mondialisation-américanisation, c’est-à-dire la globalisation. N’est-ce pas, par exemple, le cas de l’Union européenne qui adopte pratiquement la même idéologie de laissez-fairisme mondialiste et du même coup se révèle incapable de proposer une autre vision plus multipolaire de l’évolution du monde ?
M. A. : Trop longtemps, sur le plan international, et sous la pression de puissants groupes d’intérêts plus ou moins occultes, la France a signé n’importe quoi, n’importe comment. On en est arrivé à une situation où de toute nécessité il faut repenser complètement la construction européenne, et où il faut remettre en cause la plupart des prétendus « acquis européens ». Construire aveuglément l’Europe à marche forcée ne peut finalement aboutir qu’à rendre une véritable Europe définitivement impossible. Des erreurs majeures ont été commises dans la construction européenne : donner à la Commission de Bruxelles des pouvoirs excessifs, sans véritable contrôle démocratique, orienter la Communauté économique européenne vers un libre-échangisme mondial sur la base de prix mondiaux fondamentalement instables… Ces erreurs qui ne peuvent mener qu’à des impasses et compromettre l’avenir de la construction européenne sont puissamment aggravées par le traité de Maastricht dont les justifications présentées sont toutes fallacieuses.
La France ne saurait accepter de continuer à participer à la politique de libre-échange mondialiste poursuivie par l’organisation de Bruxelles. La condition sine qua non de notre participation à la construction européenne, c’est le rétablissement solennel de la préférence communautaire, c’est-à-dire d’une protection raisonnée et appropriée du marché communautaire vis-à-vis de l’extérieur. En fait, le principe d’une préférence communautaire a une valeur universelle. Seul, en effet, l’établissement d’une préférence communautaire sur des bases libérales peut permettre à chaque organisation régionale de s’assurer une indispensable protection contre les perturbations extérieures et contre les effets pervers d’une mondialisation excessive des échanges. C’est pourquoi, la préférence communautaire devrait être réaffirmée dans le cadre d’une charte communautaire préservant les intérêts fondamentaux de chaque pays et prévoyant des délégations de souveraineté bien délimitées.
Ch. M. : Quel est l’avenir de la France dans la mondialisation ?
M. A. : Il est certain que la France ne peut avoir d’avenir que dans le cadre européen, mais ce cadre ne saurait se réduire à la domination illimitée et irresponsable des nouveaux apparatchiks de Bruxelles, ni à une vaste zone de libre-échange mondialiste ouverte à tous les vents, ni à une domination de fait des États-Unis, eux-mêmes dominés par le pouvoir plus ou moins occulte, mais très puissant, des sociétés multinationales américaines.
En aucun cas la participation de la France à la construction européenne ne devrait la conduire à se dissoudre dans un ensemble où ses intérêts fondamentaux seraient méconnus, où elle ne pourrait que se détruire, et où, finalement, elle perdrait son âme en perdant sa souveraineté.
Extrait de la biographie :
Maurice ALLAIS :
« Libéral, non par sentiment, ou par intérêt, mais par rigueur scientifique, il n'a cessé de défendre les mérites du marché, de dénoncer l'arbitraire et l'inefficacité de la planification, de condamner les désordres monétaires et fiscaux dus aux " politocrates ". Contre vents et marées, il est demeuré, pendant un demi-siècle, l'un des rares économistes qui, avec J. Rueff, R. Aron, D. Villey, L. Rougier, ont entretenu la flamme libérale contre la mode intellectuelle dominante, tout acquise au Plan, à l'État Providence et aux transferts sociaux. Mais il l'a fait à sa manière, son libéralisme n'étant pas celui de tout le monde, en affirmant hautement que le résultat du marché doit être corrigé par la justice sociale et une redistribution automatique des revenus illégitimes. De quoi s'aliéner définitivement les amateurs de confort intellectuel.
R. Aron a dit de lui : " Il parviendra à convaincre des socialistes que le vrai libéral ne désire pas moins qu'eux la justice sociale, et des libéraux que l'efficacité de l'économie de marché ne suffit plus à garantir une répartition acceptable des revenus "... Aron s'est montré bon prophète en pronostiquant le NOBEL pour Allais.
La Jaune et la Rouge, février 1989. Raymond FISCHESSER (X 1931) »
« Lors de la remise du prix Nobel de sciences économiques au professeur Maurice Allais, en 1988, le président du comité Nobel a tenu à souligner : « Maurice Allais est un géant des analyses et des théories économiques. La reconnaissance internationale de son œuvre immense aurait dû intervenir plus tôt car il est une source inépuisable de découvertes et d’analyses. » Les piliers de l’œuvre magistrale de Maurice Allais, Traité d’économie pure, paru en 1943, et Économie et Intérêt, paru en 1947, sont à l’origine de propositions fondamentales de la science économique moderne. « The concept of utility
frontier » , « the golden rule of accumulation » , « the overlapping generations model » , « the model of cash transactions », autant d’apports à la science économique attribués aux économistes anglo-saxons de l’après-guerre et que l’on trouve explicités et approfondis bien auparavant dans les premiers ouvrages du futur prix Nobel.
frontier » , « the golden rule of accumulation » , « the overlapping generations model » , « the model of cash transactions », autant d’apports à la science économique attribués aux économistes anglo-saxons de l’après-guerre et que l’on trouve explicités et approfondis bien auparavant dans les premiers ouvrages du futur prix Nobel.
Économiste libéral, fidèle à la grande tradition de Walras et de Cournot, alliant l’enthousiasme de l’engagement pour les idées, une vaste culture et la rigueur de l’analyse économique, le professeur Maurice Allais est rien moins qu’un idéologue, c’est un humaniste indomptable, qui n’hésite pas à braver le totalitarisme de la pensée dominante dans des ouvrages qui constituent une irremplaçable source de réflexion.
Présentation faite par Charles Mathieu. »